Le détournement est un art à part. Controversé bien sûr, insolite et incisif souvent, il est une porte infinie vers une rêverie sans limite. De plus en plus présent dans notre monde lié à l’image, il se permet tout, quitte à écorcher le droit d’auteur. Avec Pirates ! L’art du détournement, l’écrivain Sophie Pujas, également journaliste au Point, nous entraîne dans cet univers irrévérencieux qui fait un bien fou.
On saluera le texte approfondi et instructif, souvent trop délaissé dans ce type d’ouvrage, au profit des illustrations. Une vraie recherche pour un livre de qualité.
Rencontre avec son auteur :
Pourquoi vous être intéressée à ce thème ?
J’avais écrit précédemment un livre sur le détournement au sein de l’art urbain, c’est-à-dire l’art de jouer avec les lieux jusqu’à les réinventer, ce qui est propre à de nombreux street artistes (Street art, poésie urbaine, Tana Editions). Je trouvais intéressant d’explorer de manière plus vaste cette notion qui a notamment été théorisée par les Situationnistes, mais peut se décliner de multiples façons. Le détournement pose, entre autres, une question qui m’intéresse beaucoup : celle de la place de l’humour au sein de l’histoire de l’art.

Le détournement est aussi un art dangereux du fait du droit à l’image. Vous le dites page 79 : « Le détournement est le lieu d’un questionnement permanent du droit d’auteur ». Comment les artistes appréhendent-ils ce risque ?
C’est tout le paradoxe du détournement : la ligne entre hommage et sacrilège est très fine, et la question de l’atteinte potentielle au droit à l’image, droit moral compris, ne doit pas être perdue de vue. D’où ce mot de «pirates»… Ainsi l’appropriation, qui consiste à retoucher une œuvre existante, peut facilement être vue comme une défiguration ! Chaque artiste définit la ligne qui est la sienne, quitte à être dans une forme de transgression.

La photographe Dina Goldstein détourne violemment les héros de dessin animés, tout comme Combo, Speedy Graphito ou Greg Léon Guillemin. Cet art semble aimer provoquer le choc des mondes. Comment l’expliquez-vous ? Et pourquoi bizarrement, cela nous réjouit-il ?
J’y vois moins une violence qu’un jeu, porté par la légèreté et l’impertinence. Il s’agit de faire vivre à ces personnages, si ancrés dans l’imaginaire collectif et souvent si stéréotypés, d’autres aventures. Ce qui nous fait sourire, c’est le plaisir de l’inattendu, celui aussi de voir les icônes bousculées, d’assister à l’irruption du quotidien dans des univers souvent éthérés. Comme lorsque la photographe Dina Goldstein met en scène une Blanche-Neige débordée par la vie de famille ou que Greg Léon Guillemin imagine Spiderman repassant sa combinaison de super-héros…

Évidemment, les objets ordinaires à réinventer sont un régal pour ces artistes. Vous dites page 161 : « Le choc fécond de la rencontre imprévue est au cœur des aventures des détournements en trois dimensions. » C’est-à-dire ? Peut-on considérer que Marcel Duchamp a ouvert cette voie ?
Les détournements d’objets fonctionnement souvent comme des calembours visuels, des collages en trois dimensions, des associations d’images à rebours de la logique. Ce qui permet d’infinies variations poétiques… L’histoire (très riche) du détournement d’objets passe par Marcel Duchamp, mais aussi par Picasso (dont la fameuse selle de vélo devenue taureau est un classique du genre), et les objets surréalistes… A partir du vingtième siècle, l’objet s’invite en force dans l’art et chez les avant-gardes. Jusqu’à des déclinaisons contemporaines, comme les objets surréalistes de Nancy Fouts, ou les machines poétiques de Gilbert Peyre.

Pourquoi ce choix de couverture ? Sauf erreur, le titre même du livre est un détournement d’une célèbre publicité (Tipiak) ?
L’œuvre choisie, du français Travis Durden, croise les codes de la statuaire antique avec le visage de Dark Vador, mythe pop par excellence. Ce télescopage nous a paru une bonne introduction à l’univers du détournement. Je dis «nous» car pour un livre illustré comme celui-ci, les choix en matière de maquette, de fabrication ou de mise en page sont une aventure collective – et j’ai eu la grande chance d’être très bien entourée. Quant à la publicité Tipiak, vous me la faites découvrir ! La référence était plutôt du côté du «hacking» urbain : ces artistes qui détournent l’espace public, tel Martin Parker, dont le travail est évoqué dans le livre. Par extension, cette notion de piratage me semble assez juste pour ceux qui s’approprient des images qui ne sont pas les leurs et les métamorphosent…

Vous dites que cet art permet aussi « de manipuler ». C’est à dire ?
Par définition, le détournement est une manipulation des images ou des mots et relève du double langage. Il s’agit de faire dire à une œuvre ou une image autre chose que ce pour quoi elles ont été conçues, de les contraindre à raconter une autre histoire. Les situationnistes, théoriciens du détournement, y voyaient non sans raison une arme politique. C’est pourquoi le détournement peut aussi être une école du soupçon, dans un monde d’images souvent relayées sans filtres, dans une immédiateté permanente. L’espagnol Joan Fontcuberta multiplie ainsi les canulars et autres supercheries visuelles pour mieux apprendre à son public la vigilance. On lui doit par exemple des fossiles de sirènes…

Selon l’artiste Codex Urbanus : «Aujourd’hui, il faudrait forcément que l’art soit engagé. Je milite un peu pour le contraire. Pour que l’art n’ait d’autre but que de faire rêver, d’offrir une alternative au réel.» Le détournement est donc aussi poésie. On penserait surtout qu’il est là pour nous provoquer, nous secouer. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que le détournement est éminemment poétique, sa nature étant de créer des rapprochements inattendus. Mais la poésie n’exclut pas toujours la provocation ! (Je pense ainsi aux «Trochés de face» de Ghyslain Bertholon, des trophées inversés montrant des postérieurs d’animaux, qui font sourire mais posent aussi la question de notre rapport à l’animal)… Libre à chaque artiste de choisir la voie qui est la sienne.

Qu’avez-vous découvert grâce à cet ouvrage ?
Les parentés entre des démarches qui peuvent sembler formellement éloignées les unes des autres, mais qui sont au fond portées par un même esprit de jeu ou un goût parallèle des carambolages improbables.
Que souhaitez-vous que les gens retiennent de « Pirates ! » ?
Un sourire ! ◊

Pirates ! L’art du détournement
par Sophie Pujas
Editions Tana
www.tana.fr
35 euros
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