Jusqu’au 3 juin 2018, l’ArtScience Museum de Singapour accueille Art From the Streets. A l’occasion de cette exposition-événement qui conjugue les plus grands noms du genre urbain en un accrochage hors-norme, nous avons partagé un moment avec la galeriste Magda Danysz, à la base de ce projet colossal.
Magda Danysz nous a souvent habitués aux belles surprises, avec des programmations à la fois audacieuses et talentueuses (Prune Nourry, JonOne, Marion Peck, etc.) dans ses trois antennes internationales, Paris, Shanghai et Londres. Mais un group show de ce calibre reste une exception. Curatrice de l’événement, qu’elle délocalise dans les espaces de l’ArtScience Museum de Singapour, Magda Danysz lance en effet un vaste projet qui explore les prémisses presque dissidents du mouvement street artistique jusqu’à son évolution actuelle vers un art contemporain qui n’a plus rien de vandale.

Étalée sur 40 ans, cette rétrospective d’un genre aussi multiple s’articule autour de figures tutélaires, des pionniers du monde entier aujourd’hui devenus célébrités comme AOne, Invader, Seth, Zeus, JR ou encore les incontournables Banksy et Obey. Mais aussi des nouveaux venus qui explosent tels Felipe Pantone, Ludo et M-City.
Pour la plupart, c’est un premier passage par l’Asie du Sud-Est, où le street art se voit rarement mis en valeur au sein des institutions culturels. Voilà pourquoi, dans le but de souligner un peu plus cette nouvelle passerelle jetée entre deux mondes jusqu’alors insolubles, l’exposition ‘Art From the Streets’ invite également l’artiste indonésien Eko Nugroho ainsi que les artistes singapouriens Speak Cryptic – qui a courageusement glissé des revendications politiques dans sa fresque – et Yok & Sheryo à libérer leurs visions inédites. Car la majorité des œuvres et installations présentées sont des commandes spécialement conçues par les artistes pour l’occasion. Certaines sont même directement peintes sur les murs du musée, conférant à ce lieu confiné des airs d’extérieur et de rue bariolée.

Des peintures murales qui s’allient avec des installations, des vidéos, des croquis et des documents d’archives pour dérouler un parcours esthétique aussi complet que possible du street art. Le plus ancien et le plus riche genre d’art qui soit.
Mais personne n’en parlera jamais aussi bien que Magda…
Quelle est la genèse de ‘Art From the Streets’ ?
Le projet est né d’une double source. D’abord, du livre ‘Antologie du street art’ (édition Galimard) que j’ai écrit en 2015 et qui a retenu l’attention du directeur du CAFA Art Museum chinois. Il est venu me suggérer, alors que j’étais à Shanghai, de monter une exposition de street art dans ses salles. Ce fut un peu l’ébauche de celle qui se tient aujourd’hui. Par la suite, la personne qui était en charge des accrochages à l’ArtScience Museum en a entendu parler à Singapour et nous avons décidé de reprendre l’idée. Mais il faut se rendre compte que c’était un challenge pour eux. Car, même s’il y a une scène de street art là-bas, elle demeure encore peu mise en avant.

L’exposition a débuté depuis quelques semaines : avez-vous déjà eu des retours du public ?
Oh oui, plein ! Le public est large et très réceptif. Les gens se disent qu’ils ont beaucoup de chance de pouvoir voir toutes ces œuvres. Après, je m’en suis aperçu en menant quelques visites guidées à l’inauguration, beaucoup d’entre eux rentrent en s’imaginant qu’ils savent ce que c’est que le street art. Mais moi, je voudrais qu’ils sortent en se disant : « En fait, c’est tellement plus de choses ». Et je suis ravie quand ils se rendent compte qu’il y a une richesse et une diversité incroyable dans ce genre artistique. L’exposition doit constituer un premier pas pour leur donner envie d’explorer et de s’intéresser encore plus intensément à lui.
Concrètement, que trouve-t-on comme œuvres dans cette exposition ? Quelle est sa muséologie ?
Le musée a une forme de cercle où chaque salle est un pétale du lotus, ce qui fait qu’on visite l’exposition de manière cyclique. Ensuite, il y a plusieurs chapitres : le premier retrace un parcours historique, à partir des pionniers des années 1980, au travers de photos d’époque, de vidéos, de blackbooks, de livres d’art, de graffitis dits « old school », mais aussi de toiles qui prouvent que, dès le départ, les artistes avaient une pratique en atelier. C’est une partie introductive, documentaire, qui migre vers la dimension abstraite du genre, incarné par Futura ou Dondi.
On bifurque ensuite vers les années 1990 avec l’avènement du message, notamment avec un prêt d’une monumentale œuvre d’Obey, de onze mètres de large par cinq de haut. Mais aussi Zeus, Space Invader, André etc… Autant d’artistes qui montrent le lien de ce mouvement dans la société et le reflet qu’il est de cette dernière. On a même reproduit des façades, presque à l’échelle, pour une réelle immersion du spectateur.
Puis on opère une transition sur le pochoir – en révélant les coulisses de la création grâce aux matrices de pochoirs maintes fois utilisés, « à la retraite » comme on dit, de Dface par exemple –

pour arriver à Banksy et l’une de ses plus petites œuvres, pleine de poésie, d’un petit rat grignotant une toile et créant un trou en forme de cœur.
J’aimais cette subtilité et ce paradoxe que le plus gros nom, la plus grosse tête d’affiche, Banksy, soit en fait l’une des plus petites pièces de l’exposition.

Cette section débouche sur « les nouvelles écritures » et le calligraffiti pour montrer qu’il y a eu une régénération du lettrage. Avant de s’achever sur les jeunes talents, la relève en somme.
Sans oublier dix interventions in situ, qui sont vouées à disparaître à la fin de l’exposition. C’est assumé et j’aime que les visiteurs s’en rendent compte : c’est important qu’ils comprennent qu’il faut parfois apprécier une œuvre à fond, sur un court laps de temps, car elle n’est pas donnée pour toujours.
Quelle est la visée de cette exposition ? Que désirez-vous en faire émerger ?
C’est vraiment une exposition que l’on a voulue muséal afin de prouver à ceux qui auraient tendance à dénigrer le street art qu’il faut arrêter de le considérer comme un mouvement inférieur.
D’où notre sélection d’une centaine de pièces monumentales, originales, des chefs-d’œuvre réalisés par cinquante des meilleurs street artiste au monde. Ce qui n’empêche pas, j’espère, l’exposition d’être vivante et dynamique. Et puis, surtout, pour retracer l’aventure artistique incroyable de ce genre !

Comment vous est venu votre amour de l’art, et plus particulièrement de l’art urbain ? Vous venez d’une famille d’artistes : avez-vous envisagé de faire une carrière d’artiste vous-même ?
Effectivement, j’ai une mère artiste donc j’ai très tôt été baignée dans ce milieu. Mais je n’ai aucun talent artistique donc je n’ai jamais envisagé quoi que ce soit ! Toutefois, je me suis très vite aperçue, au contact de ma mère, que promouvoir son travail, en parler, quand on est artiste c’est très compliqué. Pourtant, il y a un vrai besoin de médiation, c’est comme cela que je me suis engouffrée dans la brèche de cette profession.
En ce qui concerne l’art urbain, c’est tout simplement parce que le genre était en train d’éclore quand j’ai ouvert ma galerie, à l’âge de 17 ans. Néanmoins, la galerie n’a jamais été dédiée à l’art urbain, nous présentons avant tout des artistes qui ont des choses à dire, quels que soient leurs médiums de prédilection.

Et le premier artiste que vous avez promu, qui était-ce ?
A vrai dire, c’est un collectif que j’ai soutenu pour la première fois. Je m’étais fait un petit plaisir : moi qui ne fête pas mon anniversaire, j’avais organisé le vernissage le jour de mes 18 ans. C’était en 1992, j’avais présenté les BBC (Skki, Jay et Ash) auxquels s’était greffé JonOne.
Pouvez-vous nous parlez de Leo Castelli, votre mentor ?
Je l’ai rencontré par le biais de la galeriste allemande de ma mère. Il a été pour moi une sorte d’ange gardien et, à chacun de mes ouvrages, je ne manque pas de lui faire une petite dédicace. Leo fait partie de ces personnes très inspirantes, très sages et c’est extrêmement important de croiser des gens qui vous donne la foi, parfois en peu de mots. C’est lui qui m’a dit : «Il faut commencer jeune» et, peut-être un peu naïvement, je l’ai écouté sans me poser de question, j’ai fait comme il préconisait. Régulièrement, je le cite d’ailleurs et les filles de mon équipe rigolent, car elles le savent. Ce sont souvent des enseignements pratico-pratiques comme «c’est un métier qui prend une vie», «il ne faut pas se démonter»… Des évidences qu’il est cependant utile de rappeler.
Comment vous y prenez-vous pour dénicher les artistes que présente la galerie ?
C’est très simple : j’ai des antennes partout, tout le temps déployées. Quand on me parle d’un artiste, je vais immédiatement me renseigner sur lui, je tire des fils. D’autant que j’aime être dans le « premier cercle », faire partie des prémisses d’une carrière. Je vais visiter des ateliers de talents pas encore connus, je les observe, cela me passionne plus que de promouvoir quelqu’un qui a déjà une notoriété établie. Le dernier en date que j’ai découvert comme cela, hormis Pantone, c’est Abdul Rahman Katanani. Né dans le camp de Shabra et Chatila, il sculpte des oliviers avec des fils barbelés : c’est tout bonnement puissant.
Après, il arrive parfois que la rencontre soit infructueuse, qu’on commette des erreurs de casting. J’ai même eu une artiste qui a définitivement arrêté de peindre et tiré un trait sur sa carrière parce que c’est un métier très dur, il faut l’avouer. C’est le jeu et quelquefois ce n’est pas seulement lié au talent artistique. Ce fut rare mais j’ai déjà cessé de travailler avec des artistes parce qu’humainement ils n’étaient pas bien ou se conduisaient mal avec mes équipes. J’ai ce luxe de pouvoir refuser les dérives et je ne m’en prive pas.

Quelles sont d’ailleurs les valeurs que souhaite véhiculer la galerie Magda Danysz ?
Un truc sur lequel j’ai longtemps milité c’est l’accessibilité de l’art. J’aime les artistes généreux qui ont des choses à partager, qui donnent à réfléchir et qui poussent des sujets sensibles, géopolitiques ou plus légers, en les rendant humains.
D’où vient votre envie d’exporter le modèle de votre galerie parisienne à Londres ou à Shanghai ?
Dans nos métiers, on fait beaucoup de salons internationaux et j’ai toujours eu un regret : on reste quelques jours, le temps de l’événement, et puis après on repart. J’ai toujours eu envie de faire les choses en profondeur si j’allais quelque part et de m’imprégner réellement de la culture local. Mais je n’ai encore pas eu à adapter ma programmation en fonction des pays. Il n’y a peut-être que la manière de présenter les artistes qui diffèrent, certains étant plus connus en Occident qu’en Chine ou inversement.
On produit aussi beaucoup de projets, on trouve les moyens pour leurs réalisations, on s’implique vraiment dans le processus créatif de nos artistes. C’est une autre dimension du métier de galeriste, l’accrochage n’étant que la partie émergée de l’iceberg.

Quel conseil donneriez-vous à la jeune génération d’artistes ?
De faire. De rester authentique et de suivre sa voie sans se laisser abattre par les insuccès et les médisances.
Quel est votre alter-ego artistique ?
Il y a des artistes dans lesquels je me reconnais : Vhils pour sa capacité à travailler tout le temps, JR pour son côté rêveur…

Votre musée préféré à Paris ? Et à l’étranger ?
Tout dépend si l’on parle de l’enveloppe ou du contenu. J’ai un affect tout particulier pour le musée Galliera, qui est un petit bijou. Mais généralement je conseille plutôt à mes amis le Centre Pompidou à Paris, pour sa diversité et ses collections permanentes immanquables. Au niveau mondial, le Guggenheim de New York : j’ai été biberonnée au Guggenheim…
Quels projets sont à venir dans vos cartons ?
Nous recevons en ce moment Jean-Charles de Castelbajac à Paris, jusqu’au 17 mars. A partir du 24 mars, nous accueillons Felipe Pantone. Et à partir du 19 mai, un gros morceau, une très grosse exposition de Vhils au 104. Mais ce n’est là qu’un échantillon de tout ce que nous prévoyons pour cette nouvelle saison ! ◊
Clotilde Gaillard pour Streep
Arts From the Streets – Magda Danysz
Jusqu’au 3 Juin 2018
ArtScience Museum de Singapour
10 Bayfront Avenue
018956 Singapour
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