Après les attentats du 13 novembre, le plasticien américain Jeff Koons connu pour ses sculptures néo pop (art populaire et mercantile, critiquant souvent la société de consommation), annonçait aux parisiens son envie d’offrir une sculpture baptisée Bouquet of Tulips. Vues les circonstances, on pensait à une farce. Mais l’affaire dure, se concrétise… et fait parler au sein de notre rédaction :

«Cher» Jeff,
il y a quelques années, je te défendais – enfin, pas vraiment toi, plutôt tes œuvres – auprès de ceux qui dénigraient tes réalisations. Moi, j’aimais bien ce côté pop et extravagant ; l’audace que tu avais eu d’investir l’intouchable Château de Versailles avec ce gros chien rose et ballonnant. J’aime les bousculeurs de codes et cela me faisait plaisir d’entendre la bourgeoise société, autoproclamée chantre du bon goût, crier au scandale. Mais c’était il y a dix ans. Aujourd’hui, ceux-là mêmes qui devraient s’offusquer du malaise que ta dernière ambition soulève sont devenus tes alliés. Et toi, changé en insipide VRP de l’art, tu as changé de cible : à présent, ce ne sont plus les étiquettes mais l’éthique que tu mets K.O.
Un bouquet de fleurs plus que controversé
Tu sais, il y a pas mal de choses qui me mettent en rogne. Entre autres injustices sociales, je peux te citer : la surdité butée des institutions. La connivence entendue des puissants ne tenant aucunement compte des autres. Et le mercantilisme crasseux dissimulé sous le beau manteau de la philanthropie. C’est rigolo – enfin, si l’on peut dire – mais l’affaire que tu as déclenchée est un bien triste condensé de cette révoltante triade. Il faut dire que, par tes actes, tu as donné une définition plus que concrète du mot «récupération».

Pourquoi, au lendemain des attentats qui ont endeuillé notre magnifique pays, la France, toi, l’américain, tu n’as pas pu faire comme tout le monde ? C’est-à-dire te recueillir, partager la peine des victimes et surtout te taire. Ne pas chercher la lumière et à te mettre en avant à tout prix. À la rigueur, tu aurais pu dédier à nos disparus et à leurs proches une oeuvre, sans ostentation, et reverser les bénéfices de sa vente à des associations de soutien. Mais non, tu as préféré monnayer leur peine, marchander leur douleur en offrant à Paris une installation aussi moche que malvenue. Et encore, tu ne nous as livré que le projet : à nous de nous débrouiller pour financer ta sculpture de trois millions d’euros. ( NDLR : les coûts de production font l’objet d’un appel au mécénat international en contrepartie de déductions fiscales. Emmanuelle et Jérôme de Noirmont, anciens galeristes parisiens, depuis producteurs d’art contemporain, sont en charge de la collecte. L’été 2017, le mécénat était totalement atteint).

Un projet ambitieux pour représenter une main tenant une gerbe de fleurs multicolores, rutilantes et criardes, d’une singulière laideur (mais ceci est purement subjectif). Tu nous aurais dessiné un doigt d’honneur que l’image n’aurait pas été plus univoque. Bref, jamais bouquet n’avait eu une telle odeur nauséabonde. L’odeur du charognard qui vient flairer la carcasse encore chaude d’une nation profondément meurtrie.
Un emplacement…intéressant
Et comme si cela ne suffisait pas, tu as donné des instructions très précises : ton «Bouquet of Tulips» devra s’ériger sur le parvis entre le Palais de Tokyo, temple de l’art contemporain, et le Musée d’Art Moderne (Paris 16). Navrée de remettre en cause ton intégrité mais, à l’image des 24 éminences culturelles signataires d’une pétition à l’encontre de ton projet (Frédéric Mitterrand, Olivier Assayas ou encore Tania Mouraud ont signé la pétition « Non au bouquet de tulipes de Jeff Koons à Paris »), je me pose cette question : si tu souhaites, tel que tu le prétends, rendre hommage à nos frères et sœurs tombés sous les balles de la haine, pourquoi tenir tant à cet emplacement ? Pourquoi ne pas dresser ce «don» que tu nous fais près du Bataclan, du Petit Cambodge ou du Carillon ? Voire, même, au pied de la Place de la République devenue symbole et lieu de rassemblement pour tout un peuple épris de liberté. Là, tu aurais été cohérent. Où est, dans ton délire, le respect des familles endeuillées ? Personnellement, je n’en trouve pas une once.
Le sous-sol du Palais de Tokyo en danger
De plus, imagines-tu ce que va coûter l’assainissement de l’endroit que tu t’es approprié de façon condescendante ?
Ta gerbe mesurant 11 mètres et pesant plus de 33 tonnes, il faudra effectuer de lourds travaux préalables afin de renforcer le sous-sol du Palais de Tokyo, construit en bordure de Seine.
Et bien que tu jures par tous les saints que les Français n’avanceront aucun frais, la production du «Bouquet» (dans un atelier où tu ne touches plus rien hormis le tiroir-caisse, et où tu sous-paies tes employés avant de les licencier sans scrupules) étant financée par une poignée de mécènes fortunés, cette somme annexe au chantier sera cependant prise en charge par la mairie de Paris. Soit, si l’on parle franchement, financé avec l’argent des impôts locaux et donc des contribuables : nous. CQFD.
Un cadeau imposant, imposé ?
Anne Hidalgo semble plus que disposée à accueillir ton «legs majeur» dans la capitale courant 2018. Christophe Girard, adjoint de la maire de Paris, a renforcé cette idée lors de sa prise de parole fin janvier sur Europe 1. Tout est déjà joué. Même la levée de boucliers d’une trentaine de pontes du monde de la culture n’y a rien changé.
A ne pas tenter de se battre un minimum, on perd forcément sans gloire. Et, qui sait, à force de taper sur ta structure, peut-être qu’un jour ta notoriété finira par se fêler, ton emprise se fissurer et toi par s’effondrer.
Cette affaire nous prouve avec une triste fatalité que l’argent et les intérêts peuvent jeter à bas les principes les plus purs tels que la création. L’humilité. La dignité. Et, surtout, le souvenir sincère. Heureusement que d’autres artistes ont, eux, su rendre hommage sans dénaturer, avec élégance et subtilité…◊
Clotilde Gaillard pour Streep
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